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Humboldt et Bonpland dans la Capitainerie Générale de Caracas (Venezuela) et dans l’île de Cuba.

Michael Zeuske, Universität zu Köln (Colonia); Global South Studies Center (GSSC) y Bonn Center for Dependency and Slavery Studies (BCDSS).
Traduit de l'espagnol au français par : Jean-Paul Duviols (Veuillez cliquer ici pour le texte original)

© Juan Carlos Concha, Apeman Studio
Partis de Tenerife, Humboldt et Bonpland arrivèrent à Cumaná le 16 juillet 1799. Cumaná était une ville périphérique, mais elle était importante, essentiellement à cause du développement de l’esclavage à travers l’Atlantique et de celui de la contrebande venant des Caraïbes. Elle fut pour eux comme un camp de base sur la côte vénézuélienne. Malgré leurs nombreux voyages au Venezuela (la Péninsule de Araya, l’arrière pays de Cumaná (misiones/ Caripe), le Río Caribe/ la Péninsule de Paria, Caracas, les vallées del Tuy y de Aragua, le lac de Valencia, les 
llanos, l’Orénoque jusqu’au Río Negro, le Río Casiquiare et le retour jusqu’à Angostura et Nueva Barcelona), Cumaná est toujours resté comme un centre sur la côte pour Humboldt et Bonpland, jusqu’au 17 novembre 1800. C’est là qu’ils ont appris à parler le castillan. C’est de Cumaná qu’Humboldt écrit à Franz Xaver von Zach et à beaucoup d’autres, pour exalter l’univers vert qu’il avait trouvé, ainsi que les trésors les plus remarquables de la Nature. Ces sentiments ne devaient plus jamais l’abandonner pendant tout son voyage au travers de l’Amérique espagnole. Humboldt et Bonpland étudient et analysent la position des étoiles et celle des voyageurs sur la terre, l’air, la géographie, la faune et surtout la flore, sans oublier le monde des hommes, la politique, l’économie, la société et l’histoire, ainsi que la littérature et l’art. Ils vont même jusqu’à recueillir ce qu’aujourd’hui nous appelons oral history, les rumeurs et les souvenirs racontés ou visibles. Ils se rendent à Caracas où ils fréquentent les salons, où ils rencontrent l’élite de la ville, les comtes, les marquis, les grands “cacaos mantuanos”, mais aussi le jeune littérateur Andrés Bello qu’Humboldt appelle bellito.

Déjà à Cumaná qui, comme il a été dit plus haut, était un grand centre de contrebande d’esclaves dans la Caraïbe, ainsi qu’un centre de plantation de cacao avec un grand nombre d’esclaves, les deux voyageurs avaient étudié les relations sociales d’une colonie esclavagiste qui était sur la voie de ce que nous appelons de nos jours, le second esclavage (Second Slavery). Tout en approfondissant leurs études sur le milieu naturel, tous deux deviennent des spécialistes des différentes formes d’esclavage sur la Terre Ferme. Selon les grands espaces qu’ils traversent, ils analysent l’esclavage très dynamique des plantations proches de Cumaná et dans les fameuses vallées de Tuy (surtout le cacao, le sucre et le café), dans les vallées de Aragua jusqu’au lac de Valence et sur la côte jusqu’à Puerto Cabello (où il y a aussi du tabac, du coton et de l’indigo), sans oublier l’esclavage urbain (surtout dans les villes de Cumaná, Caracas, la Guayra et Valencia). Dans les llanos, jusqu’à San Fernando de Apure, ils peuvent observer le caractère spécial de l’esclavage dans les grandes fermes (hatos llaneros) où l’on trouve des bovins, des chevaux, des mules et des ânes. Ils observent aussi la résistance des Llaneros et des Nègres marrons (cimarrones) contre l’expansion spatiale et esclavagiste des élites mantuanas du nord. Lors de leur voyage vers le sud, à travers les missions et les territoires “d’Indiens sauvages”, c’est-à-dire des territoires hors du contrôle de l’Etat colonial, ils peuvent observer et étudier des formes particulières de l’esclavage, bien connues, telles que la chasse à l’homme (ainsi qu’aux femmes et aux enfants), la traite effectuée par les indigènes (surtout de la part des Caraïbes), la vente de ces esclaves essentiellement dans les colonies hollandaises, cette même traite effectuée sous le contrôle des moines missionnaires et ce qui à l’époque était désigné sous le nom de entradas (razzias), organisées avec de petits groupes armés dans les territoires d’Indiens non colonisés. Ce voyage dans le monde fluvial de l’Orénoque, de l’Apure et du Rio Negro, fut le seul trajet effectué vers l’intérieur du continent sud-américain pendant tout le voyage de Humboldt et de Bonpland, de 1799 à 1804. Humboldt a donné parfois le nom d’”Amérique libre” à ce territoire. Ce sont aussi deux dimensions supplémentaires de la plus grande importance pour l’opus americanum de Humboldt que ces territoires périphérique et frontaliers de l’empire espagnol d’Amérique : l’analyse du bassin fluvial de l’Orénoque et de ses connexions avec le Rio Negro ainsi que celle du bassin de l’Amazone (en passant par le Casiquiare), est paragdimatique pour les études spatio-historiques des grands paysages américains. Ils étudieront aussi un autre univers fluvial qui est celui du Magdalena en Nouvelle-Grenade. Le voyage à travers le paysage unique de l’Orénoque, incite Humboldt à écrire l’un de ses joyaux d’histoire vraiment globale : “Steppes et déserts”, dans les Tableaux de la Nature, qui est l’une de ses oeuvres parmi celles qui ont été plus diffusées et les plus connues.  

A la fin de l’année 1799, les deux voyageurs arrivent à La Havane, par la route qui passe par le Cap San Antonio dans la partie extrême occidentale de la longue île de Cuba. Avant d’arriver dans les grands centres des sciences et des arts hispanoaméricains (que sont Bogota et la ville de Mexico), La Havane est le premier centre que l’on pourrait qualifier d’atlantique, que visitent les voyageurs. Après un an et demi passé dans les parties périphériques de l’empire espagnol, ils peuvent jouir d’une vie sociale intense avec l’élite havanaise. Ils étudient en priorité les positions géographiques et cartographiques, car pour eux l’étude de la Nature de Cuba “était déjà faite”, par de nombreux naturalistes et par des scientifiques espagnols et étrangers. Sans tenir compte des mystifications, comme celle de Fernando Ortiz qui l’a qualifié de “second découvreur de Cuba”, il reste beaucoup de choses que nous ignorons et il n’y a pas non plus une carte bien faite retraçant les itinéraires des deux voyageurs dans l’île, ce qui signifie que la carte de Cuba que Humboldt publie en 1831 reste très importante même aujourd’hui. Ils étudient aussi de manière très approfondie l’esclavage. Etant donné qu’ils vivent à La Havane dans la maison d’un éminent marchand d’esclaves (Cuesta Manzanal), ils entendent bien sûr, beaucoup parler de la traite atlantique, mais surtout, ils peuvent analyser les débuts du second esclavage (Second Slavery). Pendant l’un des voyages de vacances de l’élite des planteurs de Cuba, ils parviennent à étudier pendant presque deux semaines la production du sucre à Cuba par un grand nombre d’esclaves. Ils ont vécu personnellement dans une plantation (appellée ingenio à Cuba), puis ils sont allés au Rio Blanco (ou Rio Blanco del Sur ou La Nouvelle Hollande), dans la plaine de Güines (qualifiée par Humboldt de “nouvel Eldorado”), dans une vaste plantation avec des esclaves fondée par les jésuites. Le propriétaire était Joaquin (Beltran) de Santa Cruz y Cárdenas, comte de Mopox et de Jaruco. Ce qu’ils analysent (et publient) c’est le rôle important de la grande plantation avec des esclaves (appellée “Cuba grande”) dans le changement des paysages de Cuba. A Cuba, ils ne visitent que deux villes, toutes deux centres de production sucrière avec des esclaves : La Havane et Trinidad sur la côte de l’île.

De là, ils se déplacent en bateau vers Carthagène (Nouvelle-Grenade) et entreprennent leur voyage dans les colonies continentales de l’empire espagnol en Amérique. Après avoir quitté la côte caribéenne de la Nouvelle-Grenade, ils vont vers l’Amérique des montagnes, des cordillères. Ils reviennent à Cuba dans leur voyage de la Nouvelle-Espagne vers les Etats-Unis et l’Europe et pour la seconde fois, ils résident à La Havane (19 mars-17 avril 1804). C’est là que Humboldt écrit la première version de son fameux “Diario Habana 1804” (Isle de Cube. Antilles en général), longtemps inconnu et publié pour la première fois en 2016. Ce journal a été écrit à partir des témoignages oraux sur la Révolution des esclaves à Haitï (1791-1803) qui a été la seule révolution victorieuse réalisée par des esclaves. Ce devait être la base de l’un de ses fameux essais de son opus americanum : L’Essai politique sur l’île de Cuba.